La routine du faire plaisir

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Les artistes font rêver. On les attend longtemps, ils apparaissent quelques minutes devant nos yeux ébahis avant de repartir vers d’autres aventures, d’autres figures, d’autres adeptes. La scène aux mille visages est leur banquet et nous, petits chiots impressionnés, nous restons pantois d’admiration devant eux ; à l’affût du moindre sourire et du moindre autographe qui viennent de ces Dieux du plaisir.

Et évidemment c’est le regard lumineux tourné vers les étoiles que nous cherchons constamment à nous éloigner de tous ces aficionados tombés au front qui ont choisi (parfois malgré eux) de cultiver le jardin de leur imaginaire, tellement déçus du comportement de leurs idoles.

Dans le monde de la musique, les fans que nous sommes ont tendance à penser que le triptyque « sexe, drogue et rock’n’roll » est le leitmotiv valable pour tous les groupes. S’il est indéniable que, consciemment ou inconsciemment, nombre d’artistes se lancent dans la musique – outre leur passion pour cet art – aussi pour les facilités que ce statut procure, il est à noter que certains musiciens accordent peu d’importance au cirque de l’industrie musicale ou sont tout simplement lassés des à-côtés de la scène, ces derniers étant vus comme une source trop importante de contraintes (notoriété = voyages incessants = sentiment de perte de liberté). Et cela est sans doute d’autant plus vrai pour les musiciens qui tournent depuis très longtemps et qui n’aiment pas spécialement voyager.

Tom Araya, le charismatique chanteur/bassiste de Slayer, en est un bon exemple. Comme vous l’imaginez, au cours de sa carrière il a dû en voir de toutes les couleurs le Tom ! Du coup, plus de trente ans après les débuts de Slayer, le musicien a un peu le sentiment d’avoir fait le tour de son métier sur certains plans. Dans la très intéressante interview qu’il a accordée à Noisey (que nous vous avons traduit en partie ci-dessous) il explique ainsi avec sincérité qu’aujourd’hui il préférerait clairement rester avec sa famille plutôt que de perdre son temps dans les aéroports du monde entier. Et ce même s’il est encore fou amoureux du fait de jouer et de partager sa musique devant son public. Mais le musicien de 54 ans voit sa vie comme une routine – une routine du faire plaisir et du partage certes, mais une routine quand même… – et le quotidien sur ces routes qu’il ne connaît que trop bien a fini par le lasser. Il en parle sans ambages ci-dessous : « Après avoir passé 33 ans à voyager […] au bout d’un moment, c’est fatiguant. Et les gens s’imaginent « Oh ça doit être cool ! Tu voyages tout le temps ! Bla bla bla ! » Et moi je me dis « Mais mon gars, si tu étais dans mes baskets, tu penserais différemment. »

Dans cet entretien le célèbre hurleur d’ « Angel Of Death » donne également son sentiment sur le metal d’aujourd’hui : « Le nouveau metal qu’on entend, comment ça s’appelle, le grindcore je crois ? Ils ont tous des noms qui sont de petites phrases – Pierce The Veil ou Asking Alexandria, ils ont tous des noms comme ça -, et j’ai remarqué qu’ils nous avaient oubliés. Car ce nouveau metal a su trouver sa place dans la culture mainstream, il est mieux accepté, contrairement à ce qu’on fait et ce qu’on a fait dans le passé, parce qu’ils passent à la radio. […] Mais pour moi ils ne font rien d’impressionnant. Il n’y a pas un groupe récent qui m’ait fait penser «’Ouah, c’est qui ? C’est carrément génial !’ […] Ma fille est toujours au courant des dernières modes, des dernières tendances musicales. Elle me demande ‘T’en penses quoi ?’ ‘Heu, c’est bien. Bien produit. Le reste ressemble à quoi ?’ ‘Je sais pas.’ dira-t-elle. Eh bien il faut écouter le CD jusqu’à la fin ! Tu ne peux pas écouter juste une ou deux chansons. Pour moi, c’est l’album entier qui compte. Si un groupe a une vraie valeur, ils doivent avoir un super album. Toutes les chansons de l’album doivent te faire cet effet : « Ouah, c’est vraiment bon, ça. » mais c’est plutôt rare que cela arrive de nos jours. […] Mec, on vit dans la société du prêt-à-jeter. »

Et évoque aussi la relation différente qu’il entretenait avec Jeff Hanneman comparée à celle qu’il a aujourd’hui avec Kerry King : « L’expérience studio était toujours différente avec Kerry. Avec Jeff, c’est très ouvert, les choses venaient et s’assemblaient facilement, comme par magie. Avec Kerry, il n’y avait rien de magique, tu vois ? C’était sec et net. J’avais peur de la tournure qu’allait prendre l’album alors on s’est posés, on a communiqué, on a partagé nos ressentis, je lui ai dit comment je voulais avancer si jamais on finissait l’album. On s’est serré la main et on s’est dit ‘ Okay, faisons cet album.’ et on est entrés. »

Dans les passages choisis et traduits ci-après, le musicien partage avec perspicacité son regard sur la vieillesse et confie en toute authenticité les regrets éternels d’un artiste qui aujourd’hui a l’impression d’avoir raté une partie de sa vie… pour nous.

Noisey : Vous avez passé beaucoup de temps dans ce business. Comment faites-vous pour séparer le côté professionnel du plaisir de jouer, du jeu de scène et de la recherche/composition des morceaux ? Est-ce le plaisir qui prime ou est-ce que les deux côtés sont égaux ?

C’est à peu près pareil, ça bascule plus vers le côté pro parce qu’on a créé le groupe il y a tellement longtemps que Slayer est devenu une entité à part entière. C’est devenu une chose qui a sa propre vie, et nous lui insufflons l’air qui lui est vital. Donc on doit bosser pour s’assurer qu’il continue de respirer, et c’est là que ça devient plus professionnel. Ce que je préfère, c’est être sur scène.

Vous semblez toujours vous amuser comme des petits fous.

C’est ça, c’est ce qu’il y a de plus sympa quand on est dans un groupe. Tout le reste, ça craint parce qu’il faut aller d’un point A à un point B et quand tu le fais chaque jour, au bout d’un moment, tu en as un peu marre. C’est ce que pensait Jeff. Il était arrivé au point d’en avoir assez, comme nous tous. Et il disait souvent qu’il fallait inventer la téléportation : comme ça, il se téléporterait sur scène, ce serait génial : il jouerait un concert puis rentrerait chez lui [Rires] Et je me disais « bon sang, ça serait trop bien ! »

Il faut se débarrasser de toutes les conneries qui nous entourent.

Ouais, exactement. Tu te débarrasses des conneries. Parce que tout le monde a cette même vision de la vie, comme dans le film que tu as mentionné, Almost Famous. A un moment, on en était là, et je déteste avoir à dire ça mais il arrive un moment dans la vie où il faut grandir. Je n’aime pas dire ça mais il faut grandir car tu n’es plus le mec bourré qui fait rire. Tu es juste un alcoolo de trottoir.

A 45 ans, c’est plus aussi mignon.

C’est encore pire à 50 ans [Rires]. Alors au bout d’un moment, il faut grandir et se montrer un peu de respect. C’est la meilleure façon de le dire, non ?

C’est mieux de passer du temps avec sa famille à pratiquer le karaté qu’à boire des shooters de Jager.

Qu’importe le temps dont tu disposes, c’est pour ça que tu vis. Le reste, je peux le laisser de côté. Si nous n’avions pas à faire tous ces autres trucs, je pense que la vie serait super mais comme je l’ai expliqué, après tant d’années, au point où nous en sommes, c’est totalement différent, et les gens ne comprennent pas. Après avoir passé 33 ans à voyager, bon, plutôt 29 ans de tournées, au bout d’un moment, c’est fatiguant. Et les gens s’imaginent « Oh ça doit être cool ! Tu voyages tout le temps ! Bla bla bla ! » Et moi je me dis « Mais mon gars, si tu étais dans mes baskets, tu penserais différemment. »

On passe son temps dans un bus, on s’arrête pour faire une pause, on bosse et on retourne dans le bus.

C’est ça. C’est drôle mais nous sommes récemment allés en Europe pour faire de la pub pour le nouvel album. Trois jours à Londres, un à Paris, un en Norvège et deux ou trois jours en Allemagne. Et les gens nous disent « Oh ça doit être bien. Vous avez pu visiter Paris ? » et là je les regarde « Regarde cette chambre et regarde autour de toi. » Alors ils regardent autour d’eux, «  Le voilà, mon Paris. C’est beau, non ? » [Rires] C’est ce que je réponds quand quelqu’un me pose la question, parce qu’on passe notre temps dans les hôtels à faire des interviews et tout le monde me demande « Tu as pu visiter Stockholm ? » alors je regarde autour de moi et leur montre la chambre « Regarde, ça te plaît ? Le voilà mon Stockholm.  C’est beau, hein ? J’aime bien les rideaux. Regarde ce canapé, magnifique. » Puis j’ouvre la fenêtre et déclare « Voici mon tableau, mon image. Voilà ce que je vois. »

Je pourrais te dire à quoi ressemble chaque putain d’aéroport dans chaque ville du monde. C’est vraiment triste quand tu en arrives là, crois-moi.

Aimes-tu quand même partir en vacances ?

C’est le seul moment où j’aime voyager. Le seul moment où j’aime aller à l’aéroport, c’est quand je sais que je pars avec ma famille.

On dirait que ta famille est ton refuge en cas de coup dur.

Ils avaient l’habitude de m’accompagner en voyage quand on était aux Etats-Unis, au Ozzfest ou autre, quand on y passait sept semaines l’été. Les deux premières tournées étaient géniales, puis j’ai dû les traîner avec moi [Rires] C’était plus eux qui étaient avec moi que l’inverse. J’aimais vraiment les avoir auprès de moi, c’était… Putain ça m’aidait à y arriver. Si ma famille est avec moi à l’hôtel, je me fous de ce qu’il se passe. On sort et on va se promener. On doit faire un concert, alors je vais faire un concert puis je remonte dans le bus avec ma famille. Puis on regarde la télé, on joue, etc. Ca aide à faire passer la pilule. Mais je ne me rendais pas compte que mon bonheur faisait leur malheur.

Partir en tournée, sans compter le boulot de scène, est un voyage sans fin.

Ouais : tu montes dans le bus, tu descends du bus. « Réveille-toi, on est arrivés » alors que tu viens de t’endormir. Mes gosses avaient sûrement moins de sept ou huit ans quand ils ont commencé à me suivre. Ils ont 16 et 19 ans maintenant. Ils ne m’ont pas suivi depuis les quatre dernières tournées, alors que j’en ai fait trois. Ils sont comme moi : ils comprennent pourquoi je préférerais être chez moi plutôt que sur la route. Ils comprennent car ils ne veulent pas être sur la route, ils veulent être chez eux. Ils ont leurs amis et tout ce qu’il faut à la maison, alors pourquoi viendraient-ils ?

Ils comprennent ce que je traverse à présent et ils me regardent en me disant « Tu dois y aller » et moi « Je sais. » Voilà l’ambiance. « Nous, on doit pas partir, mais toi oui. » Alors je leur réponds « Mais je veux que vous veniez avec moi » et ils me balancent « Mais on ne s’amuse pas, papa, c’est nul. » Comme je l’ai déjà dit, on a beaucoup voyagé en bus, en avion, en train et en voiture et il fut un temps où ils aimaient voyager avec moi, mais plus maintenant. Alors je l’ai accepté.

Bon sang, mais combien de temps vas-tu encore faire tout ça ?

Je ne sais pas. Aucune idée. Quand j’en aurai marre d’être le vieux de l’équipe. [Rires] « C’est qui ce vieux bizarre au fond, là ? » [Rires] Parce qu’on en est bientôt là. Je suis le vieux assis au bar entouré de jeunes qui se disent « Mais c’est qui ce vieux tordu ? »

Je suppose que sur ton CV, il y a juste « Slayer ». C’est pas comme si tu allais postuler chez Staples [ndlr : magasin grossiste de fournitures de bureau] pendant ta retraite.

Ouais, j’aimerais bien qu’on me file un boulot chez Burger King ou un truc comme ça quand je prendrai ma retraite. J’ai besoin d’argent pour couvrir les frais encore impayés de ma sécurité sociale [Rires]

J’espère que cela n’arrivera que dans quelques années.

Ben, on vient tout juste de faire un album donc j’ai vendu mon âme pour encore quatre ou cinq bonnes années.

Tu aurais pu la vendre à quelque chose de pire, je crois.

Ouais, c’est vrai mais ça aide à faire le point quand tu dis ça à quelqu’un. On me dit toujours « Tu as vendu ton âme ! » mais dans la vie, c’est ce que tu fais. Ca dépend de ce qu’on fait dans la vie, mais il y a des choses qui nécessitent de sacrifier une partie de sa vie. C’est ça que j’appelle vendre son âme. Il faut vendre une partie de sa vie pour pouvoir faire ce qu’on veut faire. Quand j’ai accepté de faire cet album, je savais que je devais faire un album et le faire suivre avec trois ou quatre ans de tournée derrière.

Quel âge as-tu ?

Euh, attends, on est en 2015 ? J’ai 54 ans. Je dois réfléchir à mon âge car je ne sens pas le poids des années. C’est pour ça, je devais réfléchir, « Euh, on est en quelle année déjà ? » 54 [Rires] Un ami m’a dit que l’âge n’est qu’un « cadre dans l’esprit ». Quand je me regarde dans la glace, je me dis « Oh, bon je crois que je vieillis ! » Mais c’est un état d’esprit, je ne me sens pas vieux. Puis quand on regarde les personnes de mon âge ou plus vieilles que moi, ils sont vieux parce qu’ils se sentent vieux et agissent comme des vieux. C’est ça qui te rend vieux.

Donc tu auras presque 60 ans quand il faudra faire un autre album.

Ouais, ça fait peur.

Il faut vraiment être dévoué.

Oui. J’ai sacrifié une bonne partie de ma vie. Tu rates beaucoup de choses. Les gens ne s’en rendent même pas compte. J’ai des frères et sœurs, et donc des neveux et des nièces qui sont nés, qui ont fêté leurs anniversaires et qui sont grands maintenant. Et j’ai raté tout ça. Même avec ma propre famille : je suis marié depuis 20 ans. J’ai une fille qui vient d’avoir 19 ans un fils qui vient d’en avoir 16 et je ne les ai pas vus grandir. J’étais là pendant les quelques premiers mois de mon fils, mais la seconde fois que je l’ai vu, il marchait et il parlait. Pareil pour ma fille : quand elle est née, je suis parti et ne l’ai pas vue durant presque deux mois. Quand je suis rentré, elle marchait et elle parlait. C’est pour ça que je voulais les emmener avec moi, je voulais au moins pouvoir les voir grandir et faire partie de leur vie d’une certaine manière.

Mais en contrepartie, tu as fais le bonheur de tellement de monde ces 30 dernières années, non ?

Ouais, mais je ne trouve pas que ce soit une compensation.

Ce n’est même pas une compensation.

Non, en effet, ce n’en est même pas une. C’est aussi une chose que les gens ne comprennent pas. C’est une partie de la vie dont personne ne parle, que personne ne mentionne, et c’est la partie la plus triste. Ils ont peur d’en parler.

Ils ne veulent pas briser l’illusion de l’indestructible dieu du rock.

On est indestructible, mais nous sommes aussi des humains qui ont une vie.

Eh bien, j’espère que tu pourras bientôt rentrer chez toi.

Il nous reste encore douze heures ici. C’est jour de repos, aujourd’hui. On passe un jour à Vegas, ce qui veut dire que je vais sûrement passer la journée à manger devant la télé.

Ça a l’air sympa !

Ouais, ça a l’air génial ! Mais j’aurais juste aimé que mes enfants soient là avec moi.

Article : @AmauryBlancRM.
Traduction interview : Alexandra Molina.
Source : Noisey.

(Article initialement sorti sur le site de Radio Metal)

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